Philosophie du métier

Le jardin est une composition. Il est toujours artificiel. C'est un lieu ordinairement clos ou limité, où l'on cultive ou aménage les végétaux.

Cultiver la terre, comme cultiver l'esprit, n'est pas le fait d'une nature libre et sauvage, mais le produit d'un travail de l'homme. Si l'on ne se contente pas uniquement de cultiver mais que l'on aménage avec des préoccupations esthétiques, le jardin est d'autant plus artificiel.

L'art en effet est toujours artifice parce qu'il n'existe que par le fait de l'homme; le mot artificiel contient le mot "art" et sa définition signifie: "qui est produit par une technique et non par la nature".

Il n'y a pas de jardin vraiment naturel car dès qu'il y a ne fut-ce qu'un chemin ou une plantation, ce n'est pas la nature qui les a faits, mais l'homme.

Les Anglo-Saxons disent: "pour nous, le jardin est l'endroit où l'homme cherche sa place dans la nature". Je pense au contraire, que le jardin est "l'endroit où l'homme marque sa place dans la nature".

Cette différence de conception n'est pas dans le fait qui oppose la nature sauvage à l'homme qui se sert de la nature pour créer une oeuvre jardinière, mais dans le fait que certains jardins montrent la marque de l'homme et que d'autres tâchent de rendre cette intervention très discrète. Les premiers sont plutôt des architectes, les autres plutôt des poètes ou des peintres. Mais, architectes, peintres et poètes sont, au point de vue des jardins, des artistes qui tentent de faire une oeuvre selon des règles dont le matériau d'expression est la nature; même si la règle est d'avoir le moins de règles possibles, il y a propos délibéré et volonté humaine.
L'art des jardins comprend tous les arts. Il existe une grande communauté d'expression artistique; le jardin en est peut-être la plus grande synthèse, il est en effet:

"Architecture par sa composition,
Sculpture par le modelage du terrain,
Peinture par l'effet des arbres colorés,
Musique par les rythmes de sa composition,
Et par le chatoiement des ses fleurs,
Poésie, théâtre et même danse".

Le matériau est ici sublime; il est nature même. L'artiste ne cherche pas seulement à se mesurer avec la matière comme dans les autres arts, mais à se mesurer avec la nature vivante qui se développe et se modifie. A la vaincre, à la dominer ou à la laisser parler juste ce qu'il faut, en une sorte de reconnaissance filiale devant la création, mais non trop, car ça ne serait plus ni oeuvre humaine ni oeuvre d'art.

"Dépassant le cadre de majesté d'un lieu, d'un souverain... Il deviendra le décor nécéssaire de l'homme nouveau car le jardin n'est pas un luxe".
Le jardin a été le suprême raffinement des grands quand jadis ils avaient construits des palais, les avaient ornementés, meublés, qu'il y faisaient jouer de la musique, ou du théâtre, ou de la danse, ou réciter des poèmes, qu'ils y faisaient servir des repas raffinés par une pléiade de servants stylés; quand ils organisaient des chasses immenses dans la campagne environnante en cavalcades effrénées au milieu des chiens hurlants, ils savaient bien qu'il manquait quelque chose, qu'il leur manquait "l'écrin". Et quel raffinement le plus considérable n'est-il pas que cet écrin soit vivant.

Vivant ! C'est à dire se modifiant constamment au gré du soleil qui de minute en minute change les ombres; au gré des saisons, des bourgeons qui s'ouvrent et deviennent feuilles en changeant de coloration et surtout des fleurs qui doucement éclosent, laissant tomber sur le sol les pétales pour faire place aux fruits mûrissants, assurant l'enchaînement des vies qui passent.

Ils voulaient cet écrin pour que par les fenêtres il y ait un décor aussi construit, architecturé que la bâtisse. Ils le voulaient pour deviser avec des proches ou des amis et plus encore pour eux-mêmes, comme lieu de repos et méditation. Pour humer la vie grâce aux odeurs subtiles ou entêtantes, aromatiques, résineuses, musquées des fleurs et des plantes, des feuilles mouillées et mortes en automne ou de la terre qui fume sous les premiers rayons du printemps. Pour s'isoler avec le créateur, pour supputer son existence, charmés, envoûtés, étonnés de cette oeuvre d'art faite de vies renouvelées et variées; trame d'une oeuvre d'homme: un jardin ! Jardin, lieu d'enchantement, hommage à la beauté de la vie, reflet d'un paradis imaginé.

René Pechère.